Sujets

« Le BIM ne peut apporter une contribution à l’architecture que sous condition »

Est-ce que les outils numériques facilitent la vie des architectes et rendent les conceptions plus créatives ? Ou bien est-ce que BIM et Cie scellent une architecture reproductible sans message approfondi ? Un face-à-face.

Nils Krämer est architecte indépendant. Après avoir étudié à Dessau, il a travaillé depuis 2006 à Zurich au bureau de Elisabeth et Martin Boesch principalement sur des projets étroitement liés aux thèmes « Bâti existant » et « Extension » comme le Kurtheater à Baden et le Kongresshaus à Zurich (en collaboration avec Diener & Diener). Depuis 2015, il travaille comme indépendant en Allemagne et exploite avec sa femme, Sandra Flohr, le bureau EDIT Architektur à Hummelfeld dans le Schleswig-Holstein.

Shahin Farahzadi travaille depuis 2015 comme manager BIM et chef du site de Cologne chez formitas, une entreprise qui s’est spécialisée dans la numérisation du secteur de la construction. L’architecte a une expérience de plus de 20 projets BIM. Il aide les constructeurs et bureaux d’études dans l’élaboration et l’introduction des stratégies BIM et donne régulièrement des conférences sur la construction numérique.

FORMLINER

Monsieur Krämer, Monsieur Farahzadi, quel rôle ont joué les outils numériques dans votre dernier projet?

Nils Krämer

Dernièrement, nous avons achevé la réhabilitation du toit d’un bâtiment historique dans la ville de Eckernförde. Nous avons travaillé en deux dimensions en CAO. Nous sommes passés relativement rapidement de plans à l’échelle 1:100 à 1:5 à des échantillonnages et des collages de matériaux et nous nous sommes basés étroitement dans les questions de détail sur ce qui existait. C’est une façon de travailler que nous aimons.

 

Shahin Farahzadi

Le dernier projet était la modernisation du parc des expositions de Cologne. Pour une volume d’environ 800 millions d’euros, 3 grands halls ainsi qu’un terminal ont été construits et plusieurs halls existants rénovés. Nous étions responsables du conseil en maîtrise d’ouvrage, du management BIM ainsi que de la coordination globale des constructions neuves et des travaux de réhabilitation, nous avons donc rassemblé tous les domaines de compétence et vérifié les modèles 3D afin d’éviter les problèmes sur le chantier.

FORMLINER

Voyez-vous le BIM comme fournisseur de solutions?

Shahin Farahzadi

Peu importe la qualité du travail du concepteur, il ne peut pas appréhender toutes les complexités d’un bâtiment. Cela devient plus transparent quand on utilise le BIM. Même si je ne suis pas un professionnel de l’équipement technique des bâtiments, je peux tout de suite voir si, par exemple, il y a une collision. Ce qui autrefois nécessitait un niveau élevé d’expertise est appliqué à une géométrie 3D claire, compréhensible.

Dans le cas d’une illustration 2D, beaucoup de choses sont question d’interprétation, ce qui peut conduire à des erreurs.

Les architectes ont une très bonne imagination, mais quand je parle avec des constructeurs sur un plan ou des coupes, ils ne visualisent pas toujours la même chose que moi. Même un rendu ne montre qu’une petite partie enjolivée mais jamais le bâtiment dans son ensemble. Le BIM rend la vision des architectes transparente et compréhensible même pour des amateurs.

FORMLINER

Le modèle analogique autour duquel les constructeurs peuvent tourner et peuvent toucher ne suffit-il pas pour cela? M. Krämer : Avez-vous besoin du BIM pour transmettre votre vision aux constructeurs?

 

Nils Krämer

Non, j’affirme que je peux le faire le plus souvent de façon plus attrayante et moins abstraite dans une représentation classique avec de vrais plans et maquettes. Comment je peux argumenter avec un modèle réel et comment je peux accéder à une construction pour le travail et vérifier la situation des pièces et les proportions est d’une toute autre qualité. Nous concevons actuellement un immeuble d’habitation pour lequel nous construisons de simples petites maquettes en carton et, parallèlement à cela, nous développons numériquement la structure du bâtiment en 3D. Pour la communication avec l’ingénieur de construction en bois avec lequel nous travaillons, la maquette 3D est très utile, pour le travail au bureau et la communication avec le maître d’ouvrage nous aimons nous servir de plans et de maquettes.

En ce qui concerne la coordination de la planification, le BIM est certainement totalement pertinent dans le cas de projets importants, et en particulier de bâtiments publics, en raison de la transparence de planification. Mais je crois aussi que le BIM ne peut contribuer que sous condition aux véritables thèmes de l’architecture.

Selon mon expérience, il n’existe jamais un ou-ou avec les outils avec lesquels on fait l’architecture, le choix des moyens est toujours à faire par rapport à la tâche respective. Le degré de satisfaction quant au produit final de notre travail n’est qu’en partie une question d’efficacité à la planification. Mon impression est qu’il est souvent plutôt question de savoir jusqu’où je suis prêt à m’engager dans le traitement d’une tâche et naturellement du temps que l’on accorde à une chose. Et de temps à autre, le résultat du notre travail dépend malheureusement aussi d’influences extérieures sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir.

FORMLINER

Le travail avec le programme modifie-t-il le processus d’inspiration?

Nils Krämer

Oui, un peu. Je vois dans le travail numérique par exemple un problème comme celui de l’échelle. Je veux dire la perte de la contrainte d’une échelle fixe. Quand je dessine quelque chose à la main à l’échelle 1:100, alors je pense aussi dans cette mesure et je m’occupe des questions qui ont à voir avec ce degré d’imprécision. C’est très efficace parce que cela m’aide à me concentrer sur certains faits et à en masquer d’autres. Cette correction me manque dans le travail numérique et je dois continuellement me contraindre à ne m’occuper à chaque fois que des questions importantes.

 

Shahin Farahzadi

Ils sont nombreux à croire que l’on doit dessiner à l’échelle 1:1 avec le BIM. Mais je conçois un bâtiment en volume de 1:500 ou1:1000 comme de la pâte à modeler, je dessine d’abord une forme et non des éléments de construction. Cette ébauche de volume continue de se développer, est garnie d’éléments de construction et ensuite je continue d’affiner l’ébauche.

Mais je suis d’accord avec vous : concevoir ne se fait pas sur l’ordinateur, mais dans le calme quand le cerveau commence à devenir créatif.

Mais la mise en œuvre décide ensuite combien de temps j’ai à être créatif. Ceux qui travaillent en 2D passent beaucoup trop de temps à représenter quelque chose avec des lignes et à adapter en cas de changements. En travaillant avec des logiciels de BIM comme Revi, ArchiCAD ou d’autres, je n’y pense plus de façon active et peux faire un travail créatif en phase 1 et 2 avec des espaces réservés. J’utilise par exemple n’importe quelle fenêtre, je dis qu’elle fait 1×1 mètre et j’ai alors ma représentation.

 

Nils Krämer

Nous le faisons aussi lorsque nous travaillons en 3D avec des éléments paramétrés. Avec ArchiCAD, c’était déjà le cas il y a plusieurs années. Il n’y a certes pas de réelle structure intelligente à l’arrière-plan qui me produit des valeurs dont j’ai besoin pour communiquer avec le maître d’ouvrage, mais ces outils me facilitent le travail sûrement pour une certaine partie.

 

Shahin Farahzadi

Alors, vous travaillez déjà de toute façon avec le BIM ! ArchiCAD est du BIM. Dessiner avec des éléments est la première étape.

 

Nils Krämer

Oui, vous avez raison. Seulement, pour moi, cela a peu de chose à voir avoir avec le véritable cœur de notre travail, mais est avant tout un travail de dessin. Cette façon de travailler est une aide au dessin, mais à mon avis, la qualité de l’architecture est réalisée ailleurs.

Pour moi, l’architecture est un travail relativement dur sur un plan par exemple, qui, dans le meilleur des cas, est devant moi, que j’observe et avec lequel je peux entrer en relation avec mes mains, mes yeux et mon cerveau. Avec des outils purement numériques sur ordinateur, je n’ai cette relation que de manière très limitée. Il n’y a là aucun lien intelligent de ma main à mon cerveau. C’est un processus de traduction très indirect via des interfaces utilisateur. Je pense que c’est une question d’entrée en relation entre moi et ce que je fais. Et cela m’est moins facile par un outil numérique que par un outil manuel.

 

Shahin Farahzadi

Vous voulez dire un crayon et du papier?

 

Nils Krämer

Oui, exactement. Je peux le faire jusqu’à un certain point et je passe ensuite relativement rapidement au digital, je continue d’y travailler, me l’imprime à nouveau, clarifie quelque chose avec le crayon, dessine à nouveau dessus et, après cela, j’adapte le dessin sur l’ordinateur. Pour moi, cela s’est révélé un processus de travail super efficace. Mais toute cela, bien sûr, c’est aussi un peu une affaire de goût.

 

Shahin Farahzadi

C’est ainsi que travaillent les grands architectes comme Zaha Hadid. Bien que la plupart des plans aient été élaborés paramétriquement ou à l’aide de l’intelligence artificielle, ses ébauches ont presque toujours commencé par un dessin, une peinture à l’huile ou des dessins au fusain. L’un n’exclut pas l’autre.

 

Nils Krämer

C’est pourquoi je pense que nous avons un procédé parallèle. Le BIM peut nous apporter une plus grande qualité dans la conception. Mais nous ne répondrons pas aux questions réellement importantes avec cela. Les questions sur la qualité de notre environnement de vie, les questions environnementales, le sujet de l’accès au logement : ce sont des sujets de société dont nous, en tant qu’architectes, n’avons pas le droit de nous désintéresser. Ce faisant, nous devons faire attention à ne pas nous laisser réduire à des indices d’efficacité énergétique ou des normes DIN.

Ce que nous fournissons doit être aussi de l’architecture et contribuer à ce qu’il existe quelque chose comme une culture de la construction.

La production architecturale est aujourd’hui devenue en grande partie une prestation de service. Et les gens ne trouvent pas non plus intéressant ce que la majorité de notre profession fabrique. Les gens n’ont pas de relation aux choses qui voient le jour. Pourtant ce serait notre mission première que de permettre cette relation.

 

Shahin Farahzadi

quand ont regarde Bjarke Ingels ou Zaha Hadid : l’architecture qui émeut, comme vous dites, est le plus souvent née numériquement. L’architecture passe-partout est née ces 50, 60, 70 dernières années. Les belles choses des dernières années, qu’il s’agisse d’un musée sous-marin ou de fantastiques gratte-ciels, qui nous ont conduit aux limites du constructible, sont devenues possibles parce que nous travaillons maintenant d’une autre façon.

Peut-être que le numérique va nous ramener là où étaient les visionnaires comme Le Corbusier.

Il a pensé en dehors de la norme parce que c’était financièrement possible, contrairement à la plupart des architectes de nos jours. Le BIM permet qu’une maison familiale à la campagne soit exceptionnelle mais reste abordable malgré tout. Ce sont maintenant peut-être les outils qui nous permettent d’être plus créatifs parce que nous pouvons créer des formes plus exubérantes.

 

Nils Krämer

Vous ne parlez là que des projets prestigieux. Dans les années 1950, la génération des Le Corbusier a fait beaucoup de bonne architecture d’après-guerre très ordinaire avec des éléments standardisés qui ont encore une grande qualité. Je pense à ce que nous, architectes, devons aujourd’hui construire et transformer pour notre époque : une grande partie de ce qui est là partout. Et ce n’est pas seulement du Bjarke Ingels ou du Zaha Hadid. Il va falloir que l’on crée une toile de fond pour une vie en ville et pour la société dans son ensemble avec un langage architectural plus simple.

Je trouverais bien plus excitant de demander comment nous pouvons créer et maintenir un espace urbain attractif plutôt que les quelques édifices particuliers qui sont ensuite étiquetés d’architecture star.

Ma femme et moi avons longtemps habité dans des villes, maintenant nous vivons à la campagne. Ici, on entre très rapidement en contact avec les questions de mobilité et les questions de changement structurel dans l’agriculture. Je pense, qu’en tant qu’architectes, nous devons parler aussi de ces sujets du quotidien qui sont soumis à une forte mutation et peut-être plus autant d’esthétique.

FORMLINER

Le BIM peut-il contribuer à résoudre les problèmes quotidiens?

Shahin Farahzadi

Beaucoup de bâtiments ne sont pas écologiques, parce que cela prend trop de temps de se demander quel matériau, quelle fenêtre, quelle isolation il faut utiliser. Là, le BIM peut aider : par l’automatisation et les logiciels tiers qui sont basés sur les modèles IFC.

Avec le BIM, nous pouvons calculer sur pression d’un bouton les rendements solaires par la façade, les toitures ou nous faire proposer des produits pour les portes, fenêtres et isolations pour rendre le projet plus écologique. Ou les bâtiments intelligents , ce sont des sujets qui ne sont devenus possibles que grâce à la numérisation.

Nils Krämer

C’est certainement une contribution pour le bâtiment que je construis aujourd’hui. Mais nous devons pourtant nous occuper de l’important stock de constructions qui va nous accompagner massivement les 20 prochaines années. Que nous ne pourrons plus, espérons, démolir aussi facilement et où ne pourrons pas appuyer sur un bouton et dire que c’est maintenant un bâtiment écologique. A première vue, ce n’est pas follement attractif et ce ne sont pas les projets cools de Bjarke Ingels et Zaha Hadid, mais un bout d’architecture indispensable que nous devons pourtant faire bien.

FORMLINER

Utilisez-vous le BIM dans l’existant, Mr. Farahzadi?

 

Shahin Farahzadi

40% de nos projets sont de l’existant. Là, nous faisons exactement pareil. Dès qu’un bâtiment est débloqué, nous le mesurons et le construisons comme modèle BIM. On ne peut pas toujours simplement dénoyauter le bâtiment, beaucoup sont pollués avec de l’amiante, avec le BIM nous avons là des avantages. Nous intégrons les tuyaux dans le modèle, ensuite il y a un modèle numérique pour les ouvrier.ère.s.

Ils se déplacent sur le chantier avec un smartphone et peuvent visualiser les tuyaux au moyen de l’Augmented Reality sans avoir à percer le mur. Nous travaillons avec le BIM pour le démantèlement de centrales nucléaires et autres constructions existantes d’une grande complexité qui, de cette façon, deviennent maniables.

Autrefois, cela n’était que difficilement possible et exposait les employé.e.s à des dangers. Grâce à la prise de mesures et à l’enregistrement des éléments, nous savons exactement la quantité à évacuer.

FORMLINER

Est-ce que ce n’est pas laborieux d’équiper numériquement tout un chantier?

Shahin Farahzadi

Les nouveaux programmes informatiques comme Gamma AR fonctionnent sur des smartphones courants. L’outil accompagne tout le cycle, on peut trouver des éléments pour les transformations et l’exploitation. La planification du contrôle fonctionne aussi avec : lorsque je vois une erreur sur le chantier, je fais une photo, sélectionne l’élément, dis que le mur est contaminé par de l’amiante et le marque, et tous ceux qui suivent le projet avec l’application sont informés. Cela économise énormément de temps et évite des erreurs coûteuses.

 

Nils Krämer

Mais, vous ne pouvez quand même pas vous passer de plans, n’est-ce pas ? Mais le processus de traduction en plan 2D pour le plan de demande de permis de construire ou pour le maître d’ouvrage aux différents stades de planification existe toujours, n’est-ce pas ?

 

Shahin Farahzadi

Absolument.

 

Nils Krämer

Je ne voudrais pas non plus renoncer au plan sur le chantier. C’est quand même la base pour le contrat que j’ai avec l’ouvrier.

 

Shahin Farahzadi

Ce n’est pas ou-ou, c’est toujours complémentaire. Soyons francs : sur combien de chantiers avez-vous été jusqu’à présent où tout s’est parfaitement passé ? Il y a toujours quelque chose qui se passe mal.

Nous avons eu une fois une réhabilitation partielle où les étages ont du en partie être à nouveau coulés. Le constructeur ne voulait pas du logiciel GAMMA AR sur le chantier. L’un de nos collaborateurs l’a quand même convaincu de nous emmener sur le chantier et de regarder ensemble avec GAMMA AR. Dans les 5 premières minutes, nous avons trouvé 20 ouvertures qui devaient être coulées aussi mais n’apparaissaient pas dans le plan de coffrage. Quelque chose a été perdu quelque part dans les plans 2D.

 

Nils Krämer

En fait, une planification classique avec la coordination correspondante des concepteurs spécialisés a ce genre de chose sous contrôle.

 

Shahin Farahzadi

Non.

 

Nils Krämer

Si, dans le cas de projets de moyenne importance, bien sûr. Quand on fait son travail raisonnablement, on ne doit oublier aucun percement et on peut vérifier une prévision de collision même par un simple plan en coupe et un simple plan de sol. Cela est de ma responsabilité en tant que concepteur.rice qui doit réunir des concepteurs spécialisés.

 

Shahin Farahzadi

cela peut fonctionner pour des projets de taille raisonnable. Mais sur un aéroport, on ne s’en sort pas avec 3 ou 4 ou même 200 coupes pour trouver une collision. C’est impossible.

Aucune construction d’envergure en Allemagne ne respecte les coûts qui ont été estimés.

En 2D, on ne peut pas empêcher ce genre de chose sans entraîner de frais. J’ai parlé une fois avec un constructeur qui disait ne pas connaître cela autrement. Quand il construit un bâtiment, il sait que cela lui coûtera en moyenne 10% de plus que ce qui a été estimé. Et pour une construction de 60 millions d’euros, ce sont 6 millions d’euros qui partent en fumée.

Nils Krämer

Pour un bâtiment d’une certaine complexité, j’ai toujours une réserve pour les imprévus, parce que tout le reste serait de la foutaise, le BIM ne peut pas non plus m’apporter cela. J’ai travaillé avec Diener & Diener à Zurich à la transformation du Kongresshaus, une construction très complexe avec des éléments existants et des nouveaux. Bien sûr, il faut prévoir la domotique et la statique d’un bâtiment dès le début et vérifier à chaque phase si suffisamment de marges de manœuvre sont prévues. Aucun maître d’ouvrage ne financerait d’accepter chaque construction numériquement en 3 dimensions parce que nous ne pourrions pas sinon respecter nos obligations de planification.

 

Shahin Farahzadi

Cela coûte 50 à 60 000 euros. Ce n’est rien en comparaison de ce que cela coûte si ça foire. Le meilleur exemple en est l’aéroport de Berlin.

 

Nils Krämer

Justement, dans ces exemples courants, il est souvent plutôt question d’erreurs politiques et de problèmes dans l’organisation du projet que de planification.

 

Shahin Farahzadi

Les chantiers ne marchent pas. Dans tous les projets, sur lesquels nous avons travaillé, nous trouvons au premier passage des problèmes qui auraient entraîné de nombreux coûts sur le chantier.

FORMLINER

Les outils numériques pourraient-ils aussi bientôt prendre en charge la conception?

Shahin Farahzadi

Dans les constructions neuves, ce n’est plus, à mon avis, qu’une question de temps.

On peut saisir mathématiquement la plupart des choses que l’on ressent comme esthétiques, pour cela il existe le nombre d’or, les formes parfaites de la nature, et on peut rendre ces choses saisissables mathématiquement.

Google a une intelligence artificielle qui apprend le langage des formes des artistes et produit ensuite des œuvres dans leur style. Les critiques d’art ne sont pas en mesure de faire la différence si c’est de Chagall ou Monet ou pas. Cela marcherait aussi bien avec une construction. Quand je détermine des conditions marginales – taille, nombre de pièces, utilisation, je suis sûre qu’une intelligence artificielle y parviendrait bien.

FORMLINER

Pour quoi y-a-t-il encore besoin d’architectes alors?

 

Shahin Farahzadi

Les architectes ne font pas que dessiner. Ils veillent à la mise en œuvre sur le chantier. Il faut quelqu’un qui ait la souveraineté de la planification.

FORMLINER

Vous décrivez là le travail des chefs de projets et prestataires de services, pas des architectes.

Shahin Farahzadi

Les architectes, il y a 200 ans, faisaient aussi autre chose que maintenant.

Ils calculaient la statique qui est faite maintenant par des tiers. Maintenant, on ne fait plus qu’une fraction du travail d’il y a 100 ou 200 ans, mais on est encore architecte.

 

Nils Krämer

c’est exact, aujourd’hui il s’agit moins d’architecture que de production de bâtiments. Je trouve que c’est une erreur d’ouvrir un fossé entre prestation de services et créativité. Je crois qu’à la fin, nous avons besoin des deux.

J’aimerais aussi m’éloigner du terme esthétique qui est souvent associé à notre travail.

L’œuvre d’art que me crache un ordinateur peut être une œuvre d’art, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse dans une œuvre d’art.

Ce qui m’importe, c’est de la lire dans un contexte social ou en regardant les conditions de production dans lesquelles une œuvre artistique est née. Là, il n’est justement pas question seulement du nombre d’or, je peux faire les choses les plus ennuyeuses avec.

Je peux aussi dire à mon ordinateur de me concevoir chaque salle de bains avec des paramètres précis et il en ressort une salle de bain qui fonctionne bien. En parlant avec le maître d’ouvrage, on remarque ensuite que la salle de bains ne va peut-être pas du tout avec le reste de l’appartement et on installe la baignoire peut-être dans la chambre et aussitôt de nouvelles constellations se font jour qui sont beaucoup plus intéressantes et, d’une certaine manière, nous font avancer. Mais, l’ordinateur ne me dit pas ça. Ce sont des processus qui ne se développent pas paramétriquement.

 

Shahin Farahzadi

Finalement, je crois que vous et moi ne sommes pas si éloignés l’un de l’autre dans nos idées. Nos secteurs d’activité sont seulement différents. Les gens comme nous doivent s’engager pour que notre sens de l’esthétique suive l’esprit du temps et s’adapte et que nous soyons ceux qui déterminent dans quelle direction aller. Et pas ceux qui s’efforcent seulement de tout proposer encore moins cher.

 

Nils Krämer

Je pense que, en tant que société, nous nous trouvons dans un processus de renouvellement permanent et là, en tant qu’architectes, nous devons nous demander ce que notre réalité professionnelle a à voir avec le monde à l’extérieur. Chacun doit le faire pour lui, le champ est sûrement suffisamment grand pour des positions différentes.

Mais ce serait une véritable perte si, à la suite des nouvelles technologies, nous nous séparions de techniques culturelles qui ont fait leurs preuves. La situation actuelle nous montre où sont les possibilités dans le numérique et où le numérique atteint peut-être ses limites.